J’avais interrompu ma lecture de La Possibilité d’une île, de Michel Houellebecq, parce que celui-ci prétendait que le vide du ciel profond était manifeste; mais, voyant que dans une interview donnée récemment au Figaro il se disait nostalgique de l’émerveillement de l’enfance, et du temps où il composait des poèmes épiques sur le modèle de Hugo et Tolkien, je l’ai reprise. Il affirmait également adorer La Chanson de la croisade albigeoise, qui pour moi aussi est un grand texte. Et puis il disait que le dernier tiers de cette Possibilité d’une îleétait ce qu’il avait réalisé de plus beau, ce qui était le plus proche de la prose poétique dont il avait la secrète ambition.
Et effectivement, il a une remarquable faculté à présenter de façon claire, simple, limpide, maîtrisée, des fantasmagories futuristes; la science-fiction française, à cet égard, est souvent tombée dans un irréalisme excessif. Les dernières scènes rappellent les premières de Niourk, de Stefan Wul: le néo-humain Daniel25 parcourt un monde dévasté et asséché. Mais alors que Wul achevait son récit par la création déroutante d’un monde nouveau, Houellebecq se contente de plonger son héros dans de vaines rêveries, au sein desquelles tout est indifférencié. L’intelligence, l’érudition du second lui permet de présenter les concepts de la philosophie occidentale d’une manière nette. Et puis il sait rendre poignante l’évocation intérieure: le drame de l’homme, qui aspire à un monde fabuleux, plein d’amour, sans pouvoir le trouver, est bien exprimé. Il profite à cet égard de la tradition classique: renoue avec le roman d’analyse de madame de Lafayette, ou avec les pièces de Racine. Même ses clones ont une épaisseur psychologique; leurs émotions sont pourtant atténuées.
Il y a de surcroît davantage de tristesse que de cynisme. La lumière intérieure, désespérément abstraite, inaccessible, crée une vraie poésie.
Naturellement, je trouve nombre des généralités énoncées par notre auteur absurdes. Il prétend par exemple que tout le monde admet que l’homme naît, vit, meurt seul; mais pas du tout: il n’y a qu’au sein de la pensée matérialiste qu’on l’admet, et en particulier dans celle qui est cultivée à Paris: car dans les couches populaires, ou en Amérique, on s’efforce de combler le vide par des illusions liées aux machines, ou à la tradition familiale. Houellebecq affirme, lui, que Platon et saint Paul se sont fourvoyés, quand ils ont évoqué la chair unique qu’Héphaïstos pour le premier, le Christ pour le second, feraient des êtres qui se sont aimés: pour lui, pure illusion. À la rigueur, il croit davantage aux miracles des machines, à travers ses clones; mais même eux ne trouvent pas le monde rêvé: les êtres idéaux, appelés les Futurs, restent une projection incertaine.
Laquelle n’est pas sans rappeler les dieux abstraits tels qu’ils se dessinent au fond des tragédies de Racine, de nouveau. À l’époque en France on ne croyait pas à leur existence; mais on osait parfois les assimiler aux anges, leur donner un semblant de réalité. Ce flou est aussi celui de Houellebecq.
L’ange gardien, de fait, empêche que l’homme se sente seul dans beaucoup de traditions. Le Coran affirme qu’il accompagne l’homme toute sa vie, notant ses actions sur un livre qu’il lui présente à la mort; François de Sales allait dans le même sens; et en Asie, on est toujours entouré d’esprits, ou du Bouddha: même physiquement isolé, l’homme n’est jamais seul. Or, l’union finale avec l’être aimé, passe dans la tradition mystique par ce sentiment d’union avec l’ange: l’âme-sœur est la matérialisation de celui-ci. Teilhard de Chardin, dont Houellebecq dit à tort le plus grand mal, rappelle que l’union avec le Christ passe par l’entrée de l’humanité dans un corps unique; l’union avec le dieu créateur renvoie à l’union intime avec l’esprit de l’univers. Il est inexact que pour tout le monde l’homme naît, vit et meurt seul, mais notre écrivain procède à la manière méprisante de Paris: il néglige les opinions qu’il trouve trop méprisables pour être prises en compte; il fait comme si elles n’existaient pas. Il affirme d’ailleurs que l’Islam, dernier bastion de la religiosité ancienne, finira lui aussi par plier sous l’extension de ce matérialisme mystique représenté dans son livre par les Élohimites, qui se proposent de refaire l’être humain et de lui donner une éternité physique.
Il a une vision de la vie mécaniste, héritée de Descartes, qui me paraît plutôt grotesque - même si dans certains cercles elle aussi apparaît comme une évidence! Il faut dire que dans les grandes villes les machines et les bâtiments et routes tracés au cordeau tiennent une telle place qu’on en oublie la spécificité de la vie: on la ramène à ce mathématisme qui s’est emparé du paysage au cours des temps. Houellebecq est victime de cette fantasmagorie, de cette tentation de créer, à partir de l’intelligence, un monde nouveau. Il s’en prend donc à l’écologie, qu’en fait il ne comprend pas du tout.
Il est globalement néoclassique: son romantisme est surtout un discours. Aucune image au bout du compte ne le cristallise.